Briguiboul et l’Espagne
Les Fileuses d’après Velázquez
Marcel BriguiboulAutoportrait au haut de forme et à la pipe
Marcel BriguiboulAutoportrait aux cheveux courts
Marcel BriguiboulLes Buveurs d’après Velázquez
Marcel BriguiboulEsope d’après Velázquez
Marcel BriguiboulLe 3 mai d’après Goya
Marcel BriguiboulBriguiboul et l’Espagne
On ne soulignera jamais assez l’importance du legs effectué par Pierre Briguiboul (1871-1893), fils du peintre Marcel Briguiboul (1837-1892). Ce legs, effectif en août 1894, fait entrer au musée de Castres parmi nombre d’œuvres et d’armes anciennes, les trois chefs-d’œuvre de Goya : L’Assemblée de la Compagnie des Philippines, dite Junte des Philippines (1815), l’Autoportrait aux lunettes (1800) et le Portrait de Francisco del Mazo (vers 1815). A terme, ce legs va décider, après la seconde guerre mondiale de la vocation hispanique du musée de Castres qui prend en 1947 le vocable de « Musée Goya » à l’instigation de son conservateur, Gaston Poulain. Depuis cette spécificité ne s’est jamais démentie, renforcée si besoin par nombres de dépôts de l’État ainsi que des remarquables acquisitions qui font de cet ensemble réuni à Castres le second en France après la collection espagnole du Louvre.
Nous ne reviendrons pas ici sur les trois peintures du maître aragonais dont on a de façon abondante, analysé la qualité ainsi que l’importance (1). Par contre, nous pouvons nous poser la question de savoir comment Marcel Briguiboul avait-il eu la possibilité d’acquérir ces trois peintures en Espagne, en 1881, alors que Goya n’était connu en France qu’en tant que graveur.
De fait, il faut bien admettre qu’avant 1900, date de la grande exposition consacrée à Goya au musée du Prado, sa peinture est méconnue, voire décriée par les tenants de l’académisme en vigueur : les Madrazo. Cette dynastie de peintres fondée par José de Madrazo (1781 – 1859), le patriarche n’a eu de cesse en tant que directeurs successifs de l’Académie royale de San Fernando ainsi que directeurs du musée du Prado, de minimiser le rôle du génial aragonais dont le mythe de l’extravagance, voire de la folie avait déjà pris naissance sous la plume de son premier biographe français Laurent Matheron en 1868. Ce mythe, qui a toujours la vie dure car il se publie encore de nos jours des ouvrages qui défendent cette thèse, n’a pas manqué d’attirer l’attention des romantiques français dont Baudelaire en personne dans son poème Les Phares en 1861.
Jusqu’à la fin du XIXème siècle très peu de compositions de la main de Goya sont accessibles au public en particulier au musée du Prado où il faudra attendre 1900 pour que la Maja nue sorte d’un cabinet noir. Le Deux et le Trois Mai sont décrits par Federico de Madrazo, au demeurant merveilleux portraitiste, comme des œuvres desservant leur auteur !
On ne peut donc qu’être surpris par « l’acte pionnier » de Briguiboul achetant ses Goya en 1881, La Junte lui coûtant 35 000 réaux soit 8750 francs-or. Cette dernière, expertisée à Paris la même année par le marchand Haro est estimée à 30 000 F ! Sans aucun doute, Marcel Briguiboul avait fait une très bonne affaire tout en accomplissant une action des plus novatrices : la découverte d’un des très grands chefs-d’œuvre de la peinture moderne.
Comme en toute chose rien ne se produit par hasard ; les recherches menées voici quelques années à l’occasion des expositions Marcel Briguiboul (1994), Les peintres Français et l’Espagne de Delacroix à Manet (1997) et Velázquez et la France (1999) (2), ont permis de préciser quelques peu le contexte préparatoire à la démarche du peintre castrais.
Né à Sainte Colombe sur l’Hers dans l’Aude, Marcel Briguiboul était originaire d’une famille de négociants qui travaille à Barcelone dans les années 1840. Ses propres parents s’installent dans la capitale de la Catalogne ce qui explique sans nul doute l’enseignement que suit le jeune homme en 1854-55 au sein de l’Ecole des Beaux-Arts de Barcelone, la Llotja. Là, il suit les cours de Ramón Marti i Alsina et de Jaume Battle. De 1855 à 1856 il est mentionné comme élève de l’Ecole spéciale de peinture sculpture et gravure de l’Académie San Fernando à Madrid (section sculpture). Nous voyons déjà d’emblée quelle est la particularité de Briguiboul : comme Léon Bonnat qui est l’élève de Federico de Madrazo à partir de 1846, le jeune apprenti se forme en Espagne au contact direct des grands maîtres en particulier Velázquez.
Au XIXème siècle, avant la période impressionniste la formation du futur artiste passe de manière obligatoire par la copie. Briguiboul va donc reprendre les chefs-d’œuvre du peintre des Ménines mais aussi ceux de Titien et de Rubens conservés au musée du Prado. Revenu en France à partir de 1859 il sera, à Paris, l’élève de Léon Cogniet et de Charles Gabriel Gleyre à l’École impériale et spéciale des Beaux-Arts.
Plusieurs œuvres témoignent de cet engouement, si partagé par des générations successives de peintres français (dont Manet) pour Velázquez. Nul doute non plus que cette influence espagnole a marqué de manière durable le peintre castrais. La manière de quelques-unes de ses réalisations malheureusement difficiles à situer dans le temps en raison de la dispersion des archives, nous le prouve :
Dans sa remarquable analyse intitulée « Velázquez dans le miroir du XIXème siècle en France » (3) Gisèle Caumont a parfaitement situé ce contexte dans lequel évolue Briguiboul dès la seconde moitié du XIXème siècle, en particulier grâce à l’extension du chemin de fer. Après Théophile Gautier (1840), Quinet et Alexandre Dumas (1846), de véritables études voient le jour – enfin – concernant la peinture espagnole à commencer par celle de Charles Blanc (né à castres) dans son Histoire des peintres de toutes les écoles publié en 1869.
Gisèle Caumont a établi en consultant le registre des copistes au Prado que Briguiboul a régulièrement fréquenté le musée de septembre 1856 à la mi-octobre 1857 où son nom apparaît presque chaque jour. On le situe à nouveau du 3 au 5 juin 1867, le 7 mars 1881 et le 22 novembre 1882 où il exécute les copies du Christ en croix et de la Reddition de Bréda. Manet, Renoir, Degas, Whistler allaient suivre… Quant à Charles Blanc, son fameux « Musée des copies » ou « Musée Européen », ouvert en avril 1873 au Palais des Champs Elysées, et fermé en décembre sous une tempête de critiques, lui coûtera son poste de Directeur de l’Administration des Beaux-Arts. L’Espagne, très bien représentée, n’avait décidément pas de chance après la disparition en 1848 de la galerie espagnole de Louis Philippe.
Ainsi, nous est-il plus facile dorénavant de replacer Briguiboul dans son époque. Son originalité est d’avoir perçu le génie de Goya alors que la plupart de ses coreligionaires s’attachaient – non sans raison – à Velázquez et l’admiraient jusqu’à l’excès comme Carolus-Duran.
Une preuve en est : l’aquarelle représentant Le Trois Mai d’après Goya (H : 0,39 – L : 0,52 m n° inv. 28-1-212) elle aussi vraisemblablement réalisée au musée du Prado devant l’original. Briguiboul a saisi l’essentiel de la composition, la répartition des masses, l’économie de la palette. Tout comme pour Velázquez que Goya admirait, le peintre castrais a su capter la force extraordinaire de ce chef-d’œuvre universel.
Le reste demeure encore obscur. Briguiboul, de par sa famille était dans une situation d’aisance financière. Il ne peignait donc pas pour vivre et après 1880 il ne se présente plus au Salon parisien ; sa mort prématurée survenue à Nîmes en 1892 l’empêcha de choisir de façon définitive entre l’académisme sur le déclin et l’impressionnisme triomphant.
Par quel biais eut-il vent de la possibilité d’acquérir les trois chefs-d’œuvre de Goya ? Il faut dire que nous n’en savons rien encore. Les cinq signataires du reçu de paiement de la Junte sont des ayants droit récupérant ainsi leur avoir après les faillites de la compagnie entre 1829 et 1834 source de procès interminables.
L’écrivain Don Angel Maria Terradillos la possédait selon la Viñaza, biographe espagnol de Goya, en 1887. Briguiboul avait su par des circuits qui doivent impliquer les Madrazo, être au courant, sans omettre Valentin Carderera (+ 1880), académicien de l’Académie San Fernando, qui avait acheté au petit-fils de Goya, Mariano, le fonds d’atelier de son grand-père. Briguiboul a dû connaître Carderera (en 1856) car il ramena aussi d’Espagne un exemplaire complet du second tirage des Caprices qui fait la fierté des collections du musée de Castres.
J’ai souvent dit et pensé que l’Espagne était au XIXème siècle la porte de l’Orient. Briguiboul, comme on le sait est allé au Maghreb, au Maroc et en Algérie où naquit son fils Pierre. L’Espagne était donc, à portée, la terre lointaine où l’on cherchait le dépaysement, la nouveauté et d’où l’on ramenait des merveilles. Marcel Briguiboul, encore trop ignoré dans le monde des arts mérite beaucoup plus encore que notre reconnaissance, sans oublier son fils Pierre et Valentine Briguiboul qui légua en 1927 le reste des collections accumulées durant leurs vies. Marcel Briguiboul aimait l’Espagne au point de l’ancrer désormais en pays castrais, là où il faut venir après Madrid et Paris pour connaître l’Art Hispanique.
Jean-Louis Augé.
Conservateur en chef des musées Goya et Jaurès
(1) Baticle (J.), Augé (J.L.) : les Goya de Castres, série « Regard sur… » n° 2, 1994, Castres, musée Goya et Augé (J.L.) : le musée Goya de Castres, éd. PARIBAS, 1997.
(2) cf. les catalogues édités par le musée Goya à ces occasions dont Velázquez et la France, 1989.
(3) Op.cit. 1999, Castres musée Goya, p. 55-85.
21/01/2004