Ingres et la musique
Trois partitions
L’Atelier d’Ingres à Rome en 1818
Jean AlauxL’expression proverbiale "avoir un violon d’Ingres", née à la fin du XIXe siècle dans l’entourage de Théophile Gauthier, est encore employée aujourd’hui. "Avoir un violon d’Ingres" signifie avoir une activité à côté de son occupation principale. Ainsi Zola qualifia-t-il la photographie, qu’il pratiquait avec passion, de « violon d’Ingres ».
La permanence de cette expression témoigne, à travers les âges, de l’attachement d’Ingres à « cet art divin qui embaume ma vie », disait-il.
Son père, sculpteur et musicien, lui enseigna en même temps le dessin et le violon. C’est grâce à cet instrument qu’il pût gagner quelque argent pour payer ses cours de l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse. Il intégra alors, pendant deux ans, l’Orchestre du Capitole, en qualité de second violon. L’artiste y joua, entre autres, le Concerto n°22 en la mineur de Viotti qui marqua tellement son esprit qu’il souhaita, avant de mourir, le réentendre. On ne sait si son vœu pût être exaucé.
Le parcours du peintre croisa celui de plusieurs célèbres compositeurs, dont il dressa les portraits, tels Gounod, Liszt ou Cherubini. Ce dernier lui dédia, en remerciement un canon à trois voix : O salutate Ingres. On sait également qu’il fréquenta les plus grands violonistes de son temps, Paganini à Rome et le « sublime » Baillot à Paris. Jean-Auguste-Dominique Ingres eût non seulement le plaisir de les écouter mais aussi celui de partager avec eux d’inoubliables moments musicaux, au cours de soirées intimes où le peintre tenait la partie de second violon dans des quatuors de Beethoven ou de Cherubini.
Le violon présenté au musée lui a appartenu. Le peintre a souhaité le léguer avec ses deux archets et son étui au musée de sa ville natale où l’instrument est arrivé en même temps que tout son fonds d’atelier, composé de dessins, tableaux et objets de collection. Ingres voulait que cette passion soit évoquée dans le lieu qui allait être consacré à la présentation de son oeuvre et de sa vie.
Etudié récemment par le laboratoire de la Cité de la Musique à Paris, il apparaît comme un instrument composite anonyme et constitué d’éléments provenant de différents violons : le fonds est probablement italien et date du XVIII° siècle ; la table, d’essence différente, a elle aussi été faite en Italie, au XVIII° siècle. Ses contours ont été recoupés pour s’adapter au fond. La tête est sans doute française, du XVIII° également. Le manche a été remplacé dans la première moitié du XIX° siècle. L’ensemble a été très restauré au XIX° siècle.
C’est un petit violon, dit « violon de dame » ou « 7/8ème de violon » destiné aux enfants qu’Ingres, de petite taille (1,53m), aurait pu vouloir garder comme favori.
"Stratonice"
Cette vive passion pour la musique vint inspirer et influencer une grande partie de l’œuvre d’Ingres. C’est sans doute après avoir assisté à la représentation de la Stratonice de Méhul, qu’Ingres eût l’idée de traiter ce thème d’abord par le dessin (1801, Boulogne-sur-Mer ; 1807, musée du Louvre) puis par une série de versions peintes qu’il exécuta tout au long de sa vie : une grande toile en 1825, disparue aujourd’hui ; une esquisse vers 1834, conservée à Cleveland ; le beau tableau du Duc d’Orléans en 1840, au musée de Condé de Chantilly ; une réplique en 1860 présentée à Philadelphie ; enfin une ultime peinture à l’huile sur calque, achevée quelques temps avant la mort de l’artiste, en 1866 et exposée au musée Fabre de Montpellier.
Le rapport avec le monde musical et l’opéra de Méhul, qu’Ingres aurait pu voir à Paris où on donna souvent Stratonice entre 1800 et 1806, se devine à travers le motif de la lyre, rajouté par le peintre dans la plupart de ses versions alors qu’aucun texte ne le justifie, et qu’aucune peinture précédente ne montre ce détail. D’autre part, un exemplaire de la partition figure parmi les rares ouvrages musicaux de sa bibliothèque.
Stratonice a par ailleurs, été l’un des plus grands succès public de la carrière d’Etienne-Nicolas Méhul. Inspirée d’un fait historique réel, cette histoire fut racontée par bien des auteurs antiques dont Plutarque qui la rendit célèbre dans sa « Vie de Démétrios » Fille du roi de Macédoine, Démétrios, elle fut cédée en mariage par son père, pour des raisons stratégiques, à son rival Séleucos 1°, roi de Syrie. Elle épousa en secondes noces, le fils qu’il avait eu d’un premier mariage, Antiochos 1°. Le livret qu’écrivit François-Benoît Hoffman pour Méhul, à partir de cette histoire, met en avant les sentiments des personnages et raconte l’amour violent dont fut saisi Antiochos à l’égard de sa jeune belle-mère, au point d’en tomber gravement malade. Séleucos, son père, fit venir le médecin Erasistrate qui découvrit la cause du mal en observant les réactions d’Antiochos, chaque fois que quelqu’un pénétrait dans sa chambre. La main posée sur son cœur, il remarqua qu’à l’arrivée de sa belle-mère, la jeune Stratonice, les battements s’accéléraient. Mais ici, au lieu de sombrer dans la tragédie, comme pour Phèdre, l’histoire connaît un dénouement heureux, puisque Séleucos, mis au courant, accepta de sacrifier son amour conjugal à son amour paternel et permit que les deux jeunes gens s’épousent.
La scène représentée par Ingres est le moment où le médecin découvre, à l’entrée de Stratonice, la nature du mal d’Antiochos alité et pleuré par son père, en lui touchant le cœur.
Aux côtés des études préparatoires pour Stratonice, figurent des dessins évoquant les goûts musicaux du peintre et ses amitiés avec les musiciens de son temps.
D’autres feuilles montrent, plus simplement, l’iconographie musicale d’Ingres, représentée par les joueuses de tchégour ou de luth oriental accompagnant ses Odalisques, ou bien les harpistes du Songe d’Ossian et les portraits discrets des quatre musiciens figurant dans l’Apothéose d’Homère : Orphée et Pindare, pour les « Antiques », Mozart et Gluck pour les « Modernes »
Enfin, plus loin, un charmant petit groupe de dessins et d’aquarelles témoigne de la formidable sensation éprouvée par le jeune peintre de vingt-sept ans écoutant les chanteurs de la chapelle Sixtine, sous les peintures de Michel Ange. Sur plusieurs de ces dessins est répété le mot « Miserere », allusion au célèbre canon à neuf voix composé par Gregorio Allegri (1582 -1652) qui faisait la singularité des fêtes pascales au Vatican : depuis sa création, le manuscrit de l’œuvre était soigneusement gardé dans un lieu secret afin d’en interdire l’exécution ailleurs qu’à la chapelle Sixtine.
Cependant la confidentialité de cette œuvre ne résista pas au génie du jeune Mozart, alors âgé de quatorze ans, qui se permit de copier de mémoire la partition après une seule audition. Le Miserere d’Allegri fut ainsi publié en 1790.
Comme tout auditeur, Ingres fut très certainement impressionné par la partie de soliste incluse dans l’œuvre, où un castrat de la chapelle papale devait, tel un ange, sortir de la masse chorale par une ravissante vocalise s’achevant sur un contre-ut impressionnant, l’un des premiers jamais écrits pour la voix humaine.
La conjugaison du lieu, de la cérémonie et de son accompagnement musical nous valut ainsi les deux versions de la "Chapelle Sixtine" d’Ingres (1814 et 1820, respectivement aux musées de Washington et du Louvre) préparées par ces feuilles.
© Musée Ingres