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Article découverte

Lucie Bouniol, de la forme à l’intangible

Texte de présentation de l'exposition **Lucie Bouniol, une femme pour l'Art**, du 28 février au 4 mai au musée Goya de Castres.
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Lucie Bouniol fait partie de ces artistes qui ont, par leur éducation et leur parcours tout comme leur enracinement dans une terre en province, été injustement traités et oubliés. Née en 1896 à Giroussens, elle a bénéficié d’un milieu familial ouvert, pratiquant la musique de façon assidue et par là-même disposé à lui permettre de s’épanouir dans le domaine des Beaux-Arts. La chose mérite d’être soulignée puisque dès l’âge de seize ans, voici juste cent ans, elle suit les cours à l’Ecole des Beaux-Arts de Marseille puis de celle de Paris. Une photo qui la montre en compagnie de ses camarades féminines dans l’atelier de sculpture du Professeur Marqueste laisse apparaître la fameuse statue antique de l’Antinoüs servant de modèle. De cette formation rigoureuse Lucie Bouniol gardera le goût pour la Beauté de l’Art Antique et Classique dans la pure tradition de l’Enseignement des Beaux-Arts des Académies du XVIIIè et du XIXè siècles.

Cette discipline impose avant tout la fréquentation des grands maîtres de la Renaissance de Léonard de Vinci à Michel Ange, de Tintoret à Véronèse sans préjudice d’une sincère admiration pour Delacroix ou Van Gogh. Cet enseignement exigeant et pleinement accepté, semble-t-il, lui a inculqué sa volonté obstinée de dessiner d’après nature, d’observer en permanence tout en exerçant son sens critique de manière acérée.

Nous avons choisi de mettre à l’honneur son œuvre sculpté plutôt que ses peintures où l’on décèle les apports de la manière de l’Ecole Flamande, de Derain mais aussi des peintures préhistoriques (« Source de Vie I et II »). Il s’agit bien d’un choix délibéré, axé sur la période de l’entre-deux guerre si riche et prometteuse pour notre artiste. Ainsi peut-on la situer au sein de l’Ecole de Paris si prolifique et dotée de talents multiples traversée par les tenants de l’Art Déco qui s’opposent, au nom de la Raison, à la fantaisie du Modern Style. N’oublions pas que parmi ses maîtres Lucie Bouniol compte Antoine Bourdelle et Paul Landowsky ; il n’est donc guère étonnant de retrouver dans ses sculptures à la fois la rigueur d’exécution, la précision du modelé (Tête de sa grand-mère ; Alain, son petit-fils) mais aussi ce rendu si particulier, parfois schématique quant à la structure des plans et du volume que l’on observe chez Bourdelle (Françoise Rosay ; Etudes pour le Mythe de Pâris). Les dessins préparatoires pour les sculptures, quand ils ont été conservés, sont très reconnaissables, définis par le fameux cerne noir d’un tracé net et précis. Lucie Bouniol, comme Georges Artemoff, a fréquenté le fameux atelier de la Grande Chaumière où l’on s’exprimait de la sorte, au plus près du modèle vivant. Ainsi donc les sculptures de Lucie Bouniol se rattachent à la grande tradition réaliste du XVIIIè siècle (on pense à Houdon) mais elle nous livre aussi, dans ce que sont les études préparatoires ou les premiers modelages, des formes libres et synthétiques (Maternité, bronze) où seule compte l’expression du mouvement ou du sentiment (Femme agenouillée).

Lucie Bouniol ne fut pas insensible non plus, à sa manière, à l’Art Nouveau qui règne en maître de 1925 à 1945 sous l’impulsion de Maurice Dufrêne, André Mare, Jean Dunand ou encore Paul Follot pour ne citer qu’eux. La Femme aux bras levés (plâtre et terre cuite) en est le témoignage par le choix du sujet ainsi que sa découpe si particulière et la schématisation des plans successifs. Certaines influences orientales transparaissent aussi (Femme asiatique) sans parler, bien entendu, de la Renaissance Italienne (Marie-Helena) du Quatrocento, ainsi que l’Egypte antique (Tête de jeune fille au chignon, hors exposition). A elle seule la Tête de jeune homme (v. 1930, Musée de Lavaur) atteste de cette implication de notre artiste dans ce courant de l’Art Moderne dont elle avait manifestement compris l’héritage formel. Pourtant bon nombre de ses sculptures doivent être associées à des ensembles commémoratifs de la Grande Guerre que ce soit Duravel dans le Lot, Robert-Espagne et Trémont dans la Meuse. Elle y développe un style comparable à celui de Pompon et d’Abbal à la fois naturaliste et symbolique, aux formes simples et aux volumes adoucis, calmes, aux drapés lourds et massifs. On demeure frappé par la force émotionnelle de ces reliefs qui mettent en avant non pas le soldat héroïque ou expirant mais les femmes seules désormais face au sacrifice et au deuil, tant est que la Grande Guerre fut le tombeau des gens modestes et surtout de la paysannerie.

Un dernier aspect nous a paru essentiel dans cette évocation de la personnalité artistique de Lucie Bouniol outre sa relation épistolaire avec Colette : ce sont ses carnets. Au nombre de six, pieusement conservés et étudiés par Claude Canonica, ils nous font entrer pleinement dans la pensée et le jugement d’une femme cultivée, sensitive, et d’une humanité des plus attachante. On demeure surpris puis charmé par la justesse de ses analyses et l’on ne peut que sourire parfois face au piquant de ses jugements. Ainsi des années 1927 jusqu’à la fin des années 1950, elle nous livre avec cœur et dignité ses pensées, ses rencontres. Outre les visites au Musée du Louvre et au Salon parisien qui attire des remarques acerbes du genre : « et voici, hélas, l’essence de tout l’art moderne : parler pour ne rien dire », on relève des moments choisis comme un spectacle d’Isadora Duncan vieillissante mais toujours aussi admirable, une entrevue avec Derain qui étrille Picasso. Ses jugements comme on l’a dit plus haut peuvent être redoutables ; pour elle Manet « n’a pas de goût, il n’est pas artiste, il ne cherche pas une réalisation plastique mais quelle sensibilité dans les couleurs ! » Outre son amour pour Delacroix et Van Gogh, nous vérifions en bien des passages le sentiment d’un monde qui s’est laissé aller à la facilité face à la mystérieuse connaissance : « Combien nous avons perdu le goût de la Beauté » s’exclame-t-elle (carnet 1/6, 1927-1934, p. 202). Pour Lucie Bouniol l’Art se doit d’être exigeant et la grande difficulté est de « ne faire que ce que l’on voit » (id. p. 144). De la sorte nous voyons transparaître la personnalité profonde de notre artiste qui évolue dans un siècle de fer – le XXè siècle – mais à travers ses enfants, sa région natale et son dévouement aux autres ainsi qu’un travail constant, prend sa juste dimension de dignité humaine. Aussi ne faut-il pas s’étonner que Françoise Rosay, l’inoubliable interprète de la Kermesse Héroïque et grande résistante sous l’Occupation, ait été l’amie de Lucie Bouniol de même que Luce Boyals. Bien entendu de telles personnalités ont été vouées un temps à l’oubli à partir des années 1970 et le triomphe de la non-figuration.

Lucie Bouniol a quitté ce monde en 1988 et de son œuvre, qui va de la forme à l’intangible, nous retenons désormais le meilleur ; ces gens dont la voix s’est tue mais dont les œuvres portent témoignage de l’accomplissement.

Jean- Louis Augé,
Conservateur en Chef des musées Goya et Jaurès

Janvier 2014